8.
Manque
Frère Colin, j’éprouve des doutes que je n’ai pas été capable de confier au père Benedict. Mon frère, je crains d’être possédé par des esprits démoniaques. Depuis la nuit de la guérison du frère Thomas, Nuala Riordan me hante jour et nuit. Mon seul moment de répit, c’est la prière. J’ai mortifié ma chair, je me suis prosterné devant Dieu, j’ai veillé tant de nuits que me voilà fébrile.
Mon frère, si tu as le moindre espoir de sauver mon âme immortelle, prie pour moi.
Frère Sinestus Tor, à Colin, juillet 1768
* * *
Lorsque la sonnerie de mon réveil s’est déclenchée le jeudi matin à six heures trente, j’ai eu l’impression d’être prise au piège d’un cauchemar sans fin. J’ai tâtonné à la recherche du bouton. Presque quarante minutes plus tard, je me suis réveillée de nouveau en me demandant s’il était l’heure d’aller au lycée. Puis je me suis redressée d’un coup. Eoife !
Il m’a fallu moins de vingt minutes pour me préparer. J’étais terriblement en retard. J’ai conduit jusque chez Hunter le cœur battant, et même la lumière rosée de l’aube n’a pas réussi à m’apaiser. J’avais perdu le contrôle de ma vie. La veille, j’étais rentrée à plus de vingt-trois heures. J’avais sorti mes livres de cours et les avais contemplés bêtement pendant cinq minutes, après quoi l’appel de mon lit avait été le plus fort. Je m’étais endormie aussitôt pendant que Dagda se roulait dans la couette près de moi.
Si je faisais le compte, depuis quatre jours, je ne travaillais plus et je ne dormais pas suffisamment. Pire, je n’avais pas réussi à attirer Ciaran à Widow’s Vale. J’étais en retard à mon rendez-vous avec Eoife, et j’avais pratiqué une magye interdite… Qu’est-ce qui m’arrivait ?
Je me suis garée devant la petite maison un peu décrépie de Hunter et Sky. La terrasse à l’arrière avait été reconstruite depuis que Cal l’avait sabotée. Le cœur serré, j’ai repensé aux moments intenses que j’avais vécus ici avec Hunter…
Eoife m’a ouvert la porte, le visage grave. Est-ce que Sky lui avait décrit notre cercle de la veille, avec les étincelles et les fleurs ?
— Désolée pour le retard.
Malgré moi, mes sens se sont déployés : Sky dormait encore, mais Hunter n’était pas là. Tant mieux.
— Tu fais toujours cela ? m’a demandé Eoife tandis que je la suivais dans la cuisine.
— Quoi donc ?
J’ai enlevé mon manteau pendant qu’elle versait de l’eau bouillante dans une théière.
— Déployer tes sens.
Elle a posé la théière sur la table et des volutes parfumées ont tourbillonné autour de nous.
— Euh… Oui, je crois bien. Je n’ai même pas besoin d’y penser. À croire que j’ai toujours besoin de savoir à quoi m’attendre…
— Et qui t’a enseigné cette technique ? s’est-elle enquise en versant le breuvage dans deux tasses de porcelaine fine posées sur des soucoupes.
— Personne. C’est venu tout seul.
Elle m’a dévisagée, les sourcils froncés, puis elle a repris :
— Morgan, je suis au regret de t’apprendre que Suzanna Mearis est toujours dans le coma.
Je me suis aussitôt sentie coupable. Au lieu d’avancer dans ma mission pour les sauver, elle et son coven, j’avais passé les deux derniers jours à faire la fête et à abuser de mes pouvoirs. Quel genre de sorcière étais-je donc ?
— Est-ce qu’il est arrivé autre chose ?
— Pas pour l’instant, que la Déesse en soit louée. Est-ce que Killian a parlé à Ciaran ?
— Pas encore. Il m’a affirmé qu’il était moins pressé de le voir que moi. J’imagine que Ciaran lui en veut d’avoir quitté Amyranth, et que Killian veut repousser le jour où il devra l’affronter.
En croisant le regard noisette d’Eoife, j’ai repensé à Suzanna, à son expression sereine et à sa maison chaleureuse.
— Je devrais peut-être insister davantage auprès de Killian… Vous m’avez dit qu’il ne devait pas devenir méfiant, pourtant Imbolc approche à grands pas. Si je disais à Killian que j’ai désespérément besoin de revoir mon père…
— Non, m’a-t-elle coupée. Nous devons nous montrer très prudentes. Je sais que c’est difficile, mais il ne faut pas compromettre la mission en agissant à la hâte.
— Compris, ai-je murmuré. Je vais prendre mon mal en patience. Ciaran finira par venir, et je lui extorquerai des informations.
Eoife s’est redressée sans me quitter des yeux.
— Je suis désolée, Morgan. Avec toi, on oublie vite que tu es jeune et non initiée.
— Je peux y arriver, ai-je insisté d’un ton ferme.
Elle a acquiescé et je suis partie.
* * *
Après ma conversation avec Eoife, les cours m’ont paru plus irréels encore qu’à l’accoutumée. Je devenais schizophrène. Lycéenne le jour, agent infiltré du Conseil la nuit. Durant la première heure, je venais tout juste de m’installer lorsque mon professeur d’histoire, M. Powell, a sorti de sa mallette une liasse de papiers de mauvais augure.
— Comme je vous l’ai signalé vendredi dernier, a-t-il annoncé en commençant la distribution, le devoir sur table d’aujourd’hui porte sur ce que nous avons appris depuis les vacances de Noël.
Frappée d’horreur, j’ai proféré mentalement tous les jurons que je connaissais. Tara Williams m’a fait passer le paquet de feuilles. J’en ai pris une machinalement avant de faire suivre à mon voisin. Ce matin même, je me lamentais parce que ma vie m’échappait. En voici une belle preuve, ai-je songé. En trois mois, mes notes avaient chuté et j’étais passée de l’élève modèle qui n’avait que des A à une élève moyenne qui ne récoltait que des B, voire quelques C – ce qui allait faire bondir mes parents. Et maintenant, j’allais avoir un gros F à ce contrôle.
À moins que…
J’ai repensé à Killian, à son charme, son talent, son assurance en toute chose. Alors que la vie n’avait pas été tendre avec lui, il s’en était sorti en apprenant à la rendre plus facile et plus amusante. Que ferait-il dans une situation pareille ?
J’ai levé les yeux vers M. Powell. Il suffirait d’un petit sort pour lui faire oublier qu’il comptait nous donner ce devoir sur table. Ou pour lui faire croire qu’il nous avait distribué le mauvais sujet et qu’il en apporterait un nouveau le lendemain. Ou que le contrôle était en fait prévu pour la semaine suivante…
Je me suis mordu la lèvre. À quoi pensais-je donc ? Voilà précisément ce que Hunter et Robbie me reprochaient : mes mauvais choix, ceux qui n’arrangeaient que moi, qui ne tenaient pas compte des autres. Hunter me répétait toujours que c’était la raison pour laquelle le Conseil avait introduit des règles au début du XIXe siècle : parce que, s’il est très facile de se laisser tenter par la magye noire pour un détail, il est très difficile de revenir en arrière une fois qu’on a mis le doigt dans l’engrenage.
Je faisais des choix chaque jour. Je devais prendre conscience de l’importance de chacun d’entre eux, afin de toujours pouvoir prendre la bonne décision. Je devais donc me faire une raison : la seule chose que je pourrais écrire sur ce test sans me tromper serait sans doute mon propre nom.
* * *
Après les cours, à la fois soulagée et déçue, j’ai constaté que Killian ne m’attendait pas. Devais-je lui envoyer un message télépathique, au risque qu’il me trouve collante et devienne méfiant ?
— Tu veux venir avec nous ? m’a proposé Bree tandis que je m’éloignais vers Das Boot. Robbie et moi, on va chez moi.
— C’est gentil, mais j’ai pris beaucoup de retard pour les cours. Je ferais mieux de rentrer bosser.
— Comme tu veux !
Une fois à la maison, j’ai nettoyé la cuisine, chargé le lave-vaisselle pour la première fois depuis le départ de mes parents, changé la litière de Dagda et appelé tante Eileen.
— Oui, tout va bien, lui ai-je annoncé d’un ton que j’espérais crédible. Non, pas de pyjama-party mixte au programme. Du moins pas tout de suite. Ah, ah !
Ensuite, je suis montée dans ma chambre et me suis assise avec détermination à mon bureau. Je comptais étudier un moment, puis envoyer un message télépathique à Killian pour lui demander s’il avait des nouvelles de Ciaran.
J’ai commencé par l’histoire en révisant les derniers chapitres et en prenant des notes. J’espérais rattraper la catastrophe lors du prochain contrôle. Dagda est venu se réchauffer à la lumière de ma lampe de bureau.
— Tu as la belle vie, ai-je soupiré. Pas d’école, pas de parents, pas besoin de choisir entre le bien et le mal. Pas de contrôle d’histoire.
Deux heures plus tard, j’ai un peu grignoté, puis je me suis préparée à contacter Killian. Je commençais à faire le vide lorsque mes sens m’ont alertée d’une présence : Hunter remontait l’allée.
Me rappelant les circonstances de sa dernière visite, je l’ai attendu à la porte, plus honteuse que jamais.
— Salut, ai-je murmuré à son arrivée sur le perron.
— Salut.
Son regard vert m’a détaillée des pieds à la tête.
— Comment te sens-tu ?
— Bien. Merci d’être resté avec moi, l’autre soir, ai-je balbutié sans oser le regarder.
— De rien. Je suis venu écouter ton rapport. On peut entrer ?
Quel rapport ? me suis-je demandé. J’avais vu Eoife le matin même. Ne le lui avait-elle donc pas dit ? Ou était-il venu pour une autre raison ? Je l’ai observé un instant, perplexe, puis je me suis souvenue de sa question.
— Non, tu n’as pas le droit d’entrer. Par contre, on peut s’asseoir dans Das Boot, ai-je suggéré en cherchant mes clés dans ma poche.
Il faisait un froid de canard dans ma voiture, et les sièges en vinyle n’arrangeaient rien. J’ai poussé le chauffage au maximum et, au bout de quelques minutes, la température est devenue supportable.
— Tu as vu Eoife ce matin ? m’a-t-il interrogée en enlevant ses gants et en les fourrant dans ses poches.
— Oui. Est-ce que Suzanna est toujours dans le coma ?
— Non. Les membres de Starlocket ont passé la journée à réciter leurs sorts de soins, et elle s’est réveillée en début de soirée.
— Louée soit la Déesse !
— Tu l’as dit, a-t-il soupiré en se tournant vers moi. Alors, parle-moi de Killian.
— Je l’ai vu hier chez Bree. Presque tous les membres de Kithic étaient présents. Il m’a dit qu’il n’avait pas encore contacté Ciaran. Je pensais qu’Eoife te l’avait déjà raconté.
Lorsque Hunter a baissé les yeux, gêné, j’ai enfin compris : mon prétendu rapport était une excuse pour venir me voir. Oh Hunter, ai-je songé, le cœur serré.
— C’est vraiment un lâche, ce mec… Un sale égoïste, a-t-il marmonné, comme pour lui-même.
— Comment ça ?
— Il se défile tout le temps, comme une anguille. Il a quitté New York avant le rituel, il s’est évanoui dans la nature le soir où tu as été malade… Il fonce droit devant lui en prenant du bon temps, sans se soucier du sort des autres.
— Ton jugement est un peu sévère. Killian est… très drôle. D’accord, il est irresponsable, mais il n’est pas méchant. Tu ne crois quand même pas qu’il m’empêche délibérément de rencontrer Ciaran ?
Il m’a dévisagée avec une telle intensité que j’ai repensé aux si nombreuses fois où nous nous étions retrouvés dans ma voiture, nos mains glissées sous nos vêtements, nos bouches affamées collées l’une à l’autre. J’ai détourné le regard.
— Laisse tomber la mission, a-t-il chuchoté.
— Non. Je vais y arriver.
— C’est trop dangereux… Si seulement Starlocket pouvait se dissoudre, ses membres pourraient quitter la ville.
— Alors, pourquoi ne le font-ils pas ?
— Ça ne se fait pas, a-t-il soupiré. Lorsque des sorciers d’un même coven sont en danger, ils se serrent les coudes, quoi qu’il arrive. Un coven ne se dissout jamais s’il peut l’éviter. Enfin, presque jamais.
Il a marqué une pause, et j’ai compris qu’il repensait à ses parents.
— La plupart des sorciers croient qu’ils courent moins de risques en restant unis – ainsi, la vague noire ne peut pas les diviser pour mieux les anéantir.
— Il nous reste neuf jours, lui ai-je rappelé. Le plan peut encore fonctionner.
Hunter a haussé les épaules en regardant la nuit par la vitre.
— Tu veux aller manger un morceau ? a-t-il suggéré, à ma grande surprise.
— J’ai déjà dîné. J’ai travaillé tout l’après-midi, pour rattraper mon retard.
— Sur les déités ? les correspondances ? les formes basiques de sorcellerie ?
— Euh… l’histoire des États-Unis. Pour le lycée.
Hunter a hoché la tête. Je l’avais visiblement déçu, encore une fois. Ces derniers temps, j’avais l’impression de tout faire de travers.
— J’ai rendu copie blanche, aujourd’hui, alors j’essaie de me rattraper.
Dans l’espoir de le voir sourire, j’ai ajouté :
— J’ai bien envie de faire un tàth meànma avec mon prof, comme ça, je n’aurais plus besoin de réviser jusqu’à la fin de l’année.
— Morgan ! Un rite pareil aurait toutes les chances de transformer un simple mortel en légume !
— Je plaisant…
— Les règles existent pour une bonne raison, tu sais.
— Hunter, je plaisantais !
Parfois, il me semblait vraiment rigide, dépourvu du moindre sens de l’humour. Ce n’était pas vrai, je l’avais découvert, mais il réussissait à me le faire oublier.
— Les choses sont toujours claires comme de l’eau de roche pour toi, pas vrai ? ai-je répliqué. Les décisions s’imposent d’elles-mêmes, le bon chemin s’ouvre droit devant toi et tu n’as pas à te torturer pour reconnaître ce qui est bien de ce qui est mal.
Il est resté silencieux un moment avant de me demander :
— C’est l’impression que je te donne ? Tu sais, Morgan, parfois, rien n’est clair. Parfois, le bon chemin n’existe pas, pas plus qu’il n’y a de bonne décision. Il m’arrive de désirer absolument ce que je ne peux obtenir et je fais ce que je ne devrais pas. Comme : il m’arrive de vouloir écarter les bras et m’emplir de l’énergie qui bourdonne autour de moi pour imposer ma volonté à ce qui me résiste.
Ma mine surprise lui a arraché un demi-sourire.
— Jusqu’à présent, j’ai résisté, a-t-il poursuivi d’un ton plus léger. La plupart du temps, je reste dans le droit chemin. C’est un combat perpétuel.
Je n’avais jamais soupçonné cette tentation chez lui et, bien évidemment, je ne l’en ai aimé que davantage. Il avait ses propres faiblesses. Il n’était pas parfait. Oh, par la Déesse, comme il me manquait !
— La magye est comme ça, a-t-il conclu. La vie n’est qu’une suite de décisions à prendre. Nos choix influencent notre nature, tout comme notre nature influence nos choix.
Même si ce genre de sentences m’agaçait – et la Wicca en regorgeait –, je comprenais ce qu’il voulait dire.
— Je vais contacter Killian, ai-je annoncé.
— Très bien. Sois prudente. Appelle-moi en cas de besoin. Et ne tente rien de potentiellement dangereux.
— Oui, papa, ai-je rétorqué en parvenant presque à sourire.
Hunter s’est brusquement penché vers moi et m’a serrée fort contre lui. J’allais protester lorsqu’il a collé ses lèvres aux miennes pour m’embrasser avec une fougue qui m’a ébranlée. Oui, oui, oui… Tout aussi soudainement, il s’est écarté, me laissant éberluée, à bout de souffle, en proie à un désir ardent inédit.
— Je ne suis pas ton père, a-t-il déclaré en me regardant droit dans les yeux.
Puis il a ouvert la portière et s’est éloigné. Bouche bée, je l’ai suivi des yeux tandis qu’il regagnait sa voiture. Je tremblais comme une feuille, et mes bras me semblaient terriblement vides parce qu’ils ne le serraient plus.